Je suis un artiste qui « pense ». J’ai depuis longtemps perdu la capacité à me perdre dans l’action, cette folie fiévreuse (que j’ai connue dans les premières années de ma carrière) qui emballe l’artiste à l’atelier et le transporte comme dans une transe à se répandre, sans recul sur les surfaces, toute la journée, sans questionnements. Il y a chez moi un souci persistant, une hantise, comme un mode pratique, à être en même temps présent à l’envie, l’intention, le geste, à l’action tel qu’elle s’initie et se déploie et dans une certaine distanciation consciente à cette action qui me fait penser à son efficience et écouter mon âme tel qu’elle reçoit le résultat.
Je me considère comme étant un artiste doublé d’un apprenti philosophe. Non pas juste parce que j’ai eu le temps et la chance de faire des études de philosophie, mais parce que dans mon intime conscience le poids et la durée qu’occupent les questions existentielles et portant sur les principes essentielles, le pourquoi de Tout,… sont tellement importants que mon œuvre d’artiste en est profondément et intimement trempée. Quand je peins une femme assise, un homme ou une foule qui danse, un enfant qui joue, une forme sensible bâtarde de toute identité,…ce n’est pas tant la figure qui m’importe ; ce n’est pas le particulier d’un quotidien quelconque que je cherche à dépeindre. Il y a quelque chose au-delà du ballet des sens, qui attire mon attention.
Mes figures, mes personnages sont toujours sans visage. C’est une caractéristique qui a été involontaire au départ ; la remarque m’a été faite à un certain moment, après plusieurs années de travail, alors que la sémantique du discours sur mon travail concernait déjà l’Etre. C’est alors que j’ai compris l’ampleur et la profondeur avec laquelle ma vision du monde est marquée par cette conscience de l’Unité.
Wittgenstein disait que le monde, c’est tout ce qui a lieu. Il y a dans tout ce qui a lieu, une présence qui parle intimement, discrètement ; il y a une raison suffisante qui se manifeste et qui cherche à s’exprimer, maladroite, inassouvie, insatiable, dans ce monde imparfait et voilé. Quelque chose d’Unique, qui EST, qui vibre, qui vit dans Tout. Comme une même face aux grimaces infinies, qui peuple toutes les formes sensibles, qui les relie, qui les meut, et dont l’énergie vibre en Tout, partout. C’est cette présence que je dévisage et dont je scrute les manifestations.
L’absence de visages est une façon pour moi, de passer au-delà des apparences et des individualités et de toucher à cette ultime essence : l’Etre universel qui habite toutes les formes et figures. Il chante en Tout.