Allez donc savoir comment naît ce formidable désordre. Il est comme un bouillonnement initial. Un contenant rempli de possibles, de temps décomposés et recomposés, des visages, des milliers, qui vont dans tous les sens. Michel Batlle est ainsi fait, il ne jette rien. Autour de lui, une humanité entière se lève, se couche, se découpe, écorchée, mort ou vive, en couleur, en charbon blanc, numérisée. Des milliers d’humains qu’il rassemble depuis les années 70, sans autre souci que celui d’en présenter les innombrables avatars, figures initiales ou de remplacement. L’homme est une comptabilité non arrêtée, et ce chiffre en perpétuelle mutation intéresse Michel Batlle.
« Batlle avec deux ailes, » sourit-il. Puisque c’est de liberté qu’il est question. Depuis le commencement de l’histoire, il en soutient un droit pictural et élémentaire. « Je suis le fils d’un anarchiste et d’une bonne sœur, réfugiés de la guerre d’Espagne, » sourit-il. Ça devrait suffire. Liberté de ne pas trop croire dans les subterfuges du moment, les modernités propices, le refuge de la tradition, l’esthétique dominante. A l’image des « Arteurs », qu’il rejoint dans les années 80, mouvement libre, non réglementaire, adepte du déplacement et de la construction éphémère.
Son amitié avec Ben Vautier témoigne de cette longévité du sens. « Il est un des rares à comprendre que la peinture n’est pas une recherche nombriliste, mais véhicule la mémoire des peuples, leur résistance, leur personnalité. » De la peinture donc, mais aussi du body painting, de l’impression radiographique, de l’exploration sensorielle, de la sculpture monumentale, et de l’édition encore, des mots, des lumières, qui font bouger les lignes d’horizon et la représentation temporaire du monde.
« C’est une liberté comme on n’en imagine pas, »résume Kossi Homawoo, qui l’a retrouvé, en partie, dans l’intérêt que Michel Batlle porte à l’Afrique et son environnement spirituel. De plus, l’un et l’autre exploitent ce que les médiums contemporains offrent de possibilités. Les premières impressions sur plexiglas ont ainsi vu le jour. Des visages somptueux, bruyants, abusifs, sans limite, des corps en devenir, parce qu’on leur laisse la liberté « avec deux L ».
« Il n’impose aucun discours, aucune interprétation. C’est quand même formidable, quelqu’un capable de vous dire : « Faites-en ce que vous voulez, c’est à vous. » Au propre et au figuré, une œuvre qui vous revient, avec laquelle vous allez vous entendre. L’esprit des « arteurs » se résume dans cette seule phrase. Une expérience artistique commune, entre celui qui produit et celui qui regarde.